Même si certains magistrats feignent de ne pas le savoir, la défiance populaire naît des privilèges indus, passe-droits et de l’impunité de quelques-uns.
Pour conduire une opération de lutte contre la corruption, il faut agir dans la transparence et le respect des procédures. Il faut tout aussi prendre la peine de mener des enquêtes et documenter les faits, quitte à entendre l’ensemble des parties. Faute de souscrire à cette démarche, on s’expose à des accusations de règlement de comptes voire à des effets pervers. Dans l’affaire Clearstream 2, la justice française en a fait l’amère expérience. Ayant foncé bille en tête, elle avait alors catalysé la transformation d’une vile dénonciation calomnieuse en un affaire d’État, sur fond de rivalités politiques, écornant au passage l’image de son pôle financier. En cours, l’opération Scorpion peut-elle produire le même effet ? On peut le redouter. Ouvert hier, le procès de Renaud Allogho Akoué reprend son cours aujourd’hui. Accusé, lui aussi, de «détournement de fonds publics, complicité de détournement de fonds publics, usage de faux et blanchiment de capitaux», l’ancien directeur général de la Caisse nationale d’assurance-maladie et de garantie sociale (Cnam-GS) va-t-il balancer ? C’est à craindre.
Atteinte à sa propre crédibilité
Ayant décrit la corruption comme «un frein, un obstacle au développement de la nation, une gangrène et une trahison envers les populations», le président de la République pourrait se trouver gêné aux entournures. Comme au lendemain des procès de Christian Patrichi Tanasa et Ike Ngouoni Aïla Oyouomi, il pourrait être invité à aller au bout de cette logique. Autrement, il pourrait être soupçonné d’encourager une justice sélective. Après tout, au gré des révélations, des membres de son entourage immédiat ont été pointés du doigt. Invariablement, son fils aîné, par ailleurs coordonnateur général des Affaires présidentielles au moment des faits, a été cité. Il en va de même pour son épouse. Sur les entorses aux règles du mécénat ou du parrainage, la Fondation Sylvia Bongo Ondimba pour la famille (FSBO) a été présentée comme une des bénéficiaires. Quand il s’est agi des primes exorbitantes, versées en dehors de toute grille, le nom de Noureddin Bongo Valentin est revenu.
Certes, ces allégations n’ont pas été étayées par des preuves irréfutables. Certes, ce sera toujours la parole des uns contre celle des autres. Certes, la présomption d’innocence demeure encore un principe intangible. Mais, comme le répètent de nombreux observateurs, la Cour criminelle spéciale aurait dû suspendre sa séance pour complément d’enquête. Si elle ne voulait pas nourrir le soupçon, elle aurait organisé une confrontation ou entendu les témoins supposés séparément. En se gardant de le faire, elle a donné l’impression de protéger les membres de la famille nucléaire du président de la République. En rusant avec la règle, elle a laissé le sentiment d’obéir à des ordres, portant atteinte à sa propre crédibilité. Si Renaud Allogho Akoué venait à s’épancher campera-t-elle dans cette logique ? Ou aura-t-elle le courage de faire autrement ? C’est là tout l’intérêt de la séance de ce jour.
La religion du grand public est faite
La Cour criminelle spéciale a cru se protéger en protégeant les puissants. Mais, cette fuite en avant ne contribue ni à son prestige ni au rayonnement de la justice. Bien au contraire, elle élargit les lignes de fracture. Au-delà, elle a jeté une pierre dans le jardin du président de la République. Politiquement, sa réaction est maintenant attendue. Comme le rappelait l’ancien porte-parole du Parti démocratique gabonais (PDG), «même à supposer que l’ensemble (des déclarations de Christian Patrichi Tanasa et Ike Ngouoni Aîla Oyouomi) soit un tissu de mensonges, les torts (sont) déjà causés.» Autrement dit, la religion du grand public est faite : les proches du président de la République usent et abusent de leur proximité d’avec lui pour siphonner les caisses de l’État et se placer au-dessus de la loi. Était-ce l’effet recherché par l’opération Scorpion ? Était-ce l’objectif de ces procès ? Nul ne peut le croire. Comment Ali Bongo va-t-il se sortir de ce guêpier ? On demande à voir.
N’en déplaise à la Cour criminelle spéciale, la défiance populaire naît de la conjugaison de trois éléments : les privilèges indus, les passe-droits et l’impunité de quelques-uns. Même si certains magistrats feignent de ne pas le savoir, on ne peut s’en satisfaire. Quand bien même ils prétendent faire leur travail consciencieusement, on ne peut s’en réjouir. Face à Renaud Allogho Akoué, leur attitude sera particulièrement scrutée. S’ils s’obstinent à prendre des libertés avec la procédure, l’idée d’une justice instrumentalisée s’installera durablement. Aux torts exclusifs de leur corporation, y compris du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et de son président.
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